La pièce et le roi
1985
“Sihanouk est assurément une personnalité historique fascinante et ambiguë, à la fois victime et figure symbolique, assurément très mal traitée par les autorités françaises qui n’ont visiblement rien fait pour le sortir du bourbier.
C’est alors qu’une troupe de théâtre décide de raconter son histoire, et celle de son peuple. Un pari risqué, que la troupe d’Ariane Mnouchkine décide de relever néanmoins, en s’appuyant sur une enquête longue et approfondie, menée dans les camps de réfugiés cambodgiens à la frontière thaïlandaise, avec l’écrivain Hélène Cixous, qui contribue pour la première fois aux “écritures collectives du Soleil”. Le spectacle commence à se jouer à la Cartoucherie. Très rapidement, le roi Sihanouk a vent du projet, et s’en inquiète ouvertement. Il envoie son fils comme “émissaire”, le prince Sihamoni, actuellement roi du Cambodge. Il est d’accord de faire venir son père le roi, à un détail près : il demande que le soir de sa venue, le coup de pied du ministre Penn Nouth au fauteuil de Monseigneur soit un peu… atténué. Le roi est annoncé, mais il ne vient pas. À sa place, deux autres ambassadrices se présentent, très cassantes avant le spectacle, menaçant la troupe de poursuites judiciaires, et elles sortent en larmes de la représentation, convaincues que « Monseigneur doit voir ça ! ».
Et il est venu, il s’est vu. Ariane Mnouchkine se souvient de cette rencontre mémorable : « Un jour, Monseigneur arrive. Clandestinement. On ne doit pas le voir. On le fait passer en catimini par la cuisine. Il monte par l’arrière, au dernier rang de nos gradins, et là, comme mue par un sixième sens, toute la salle se retourne, et voit que le personnage principal de la fiction qu’elle est venue voir est en train de s’installer dans la salle, avec sa femme. Même Shakespeare n’a pas joué devant Henry IV ou Henry V. Nous oui ! »[1]
La rencontre est historique, assurément, et sous haute tension, notamment pour les scènes qu’il aurait voulu voir supprimer, comme ce moment où il ordonne une violente répression à Battambang. Sur les conseils de son fils, le Roi ne s’était pas opposé à ce que ces événements soient représentés sur la scène. Après tout, ils se sont bien produits dans la vie ! La rencontre de la réalité et de la fiction a eu lieu après la représentation, et Ariane Mnouchkine en était le premier témoin : « Je me souviendrai toujours de sa rencontre, après le spectacle, avec Georges Bigot [qui incarne le roi Sihanouk], encore maquillé et en costume ! Un jeu de miroir ! Une créature à deux têtes ! Les deux rois avaient l’air soulagé. Il faut dire que Georges avait fait un tel travail d’invocation, d’incarnation, qu’il s’était emparé du corps, puis de la musique si particulière du roi du Cambodge, puis de son âme. »
Mais il ne faudrait pas gommer la violence d’une telle rencontre, comme l’atteste le témoignage d’un autre spectateur historique, l’un des sbires de Pol Pot et tortionnaire notoire. Après le spectacle, il a trouvé que les scènes de tortures étaient plutôt pas mal rendues… Il n’en reste pas moins vrai que la force prophétique du théâtre[2] reste intacte : « Sihanouk est revenu au pouvoir au Cambodge quelques années après. Ce qu’annonçait “prophétiquement” le spectacle. C’est d’ailleurs pour cela que nous l’avions appelé L’Histoire terrible mais inachevée. »[3]
Encore une histoire, à propos de Sihanouk. Durant tout le projet, de nombreux cambodgiens réfugiés en France étaient en relation avec le Théâtre du Soleil. Deux d’entre eux travaillaient comme cuisiniers. Lorsque le roi est venu à la Cartoucherie, au moment du repas qui lui avait été préparé, l’un des deux, Nissay Ly, se prosterne à ses pieds. L’autre, discret et mystérieux, assez secret sur sa vie antérieure, se dirige vers Sihanouk et le salue chaleureusement, de façon presque familière. Stupéfaction générale ! Il avait été des années durant le goûteur personnel de sa majesté…”**
[1]. Ariane Mnouchkine, L’Art du présent : entretiens avec Fabienne Pascaud, op. cit., p. 149.
[2]. De nombreuses anecdotes racontent ce puissant phénomène de l’invocation. Les acteurs, par le travail de leur imagination, ont tellement invoqué les figures qu’ils devaient incarner, qu’ils finissaient par trouver spontanément des gestes et des situations qu’ils avaient déduits par eux-mêmes, et dont ils ne pouvaient en aucun cas connaître l’existence.
[3]. Ariane Mnouchkine, L’Art du présent : entretiens avec Fabienne Pascaud, op. cit., p. 149.
**Bruno Tackels “Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil” éd. Les Solitaires Intempestifs, coll. Écrivains de plateau, vol. VI, septembre 2013
1986
Le 31 mai 1986, François Mitterrand, alors président de la République et Robert Badinter, ministre de la Justice, sont venus assister à la dernière représentation de la pièce à la Cartoucherie.
1987
Interview du roi Norodom Sihanouk réalisée par Debra Weiner, entre le 15 décembre 1985 et le 3 janvier 1986, parue dans le magazine “Playboy” (mai 1987.)
Interview de Sihanouk (version Française)
Sihanouk’s interview by Playboy
Interview de Sihanouk (English version)
Sihanouk’s interview by Playboy, translated to Khmer by Mr. Ly Diep (http://ki-media.blogspot.fr)
Interview de Sihanouk (Version Khmère)