Interviews.

Ariane Mnouchkine : Écrire l’histoire.

Extrait de “L’art du présent”, livre d’entretiens d’Ariane Mnouchkine avec Fabienne Pascaud, Plon, 2005.

Ariane Mnouchkine : Souvent je me demande comment on peut créer dans une atmosphère désenchantée, cynique, ricanante.
Fabienne Pascaud : C’est pourtant le monde d’aujourd’hui !
A.M. : Oui, mais on n’est pas censés entériner le monde. Moi, je n’entérine pas le monde. Mes amis et moi, avec nos modestes moyens, nous essayons de combattre. Chacun a ses affinités, chacun a ses causes pour lesquelles il est prêt à passer plus d’heures, ou à dépenser plus de forces. Les artistes, en particulier, ne sont pas là pour entériner le monde ! Ils sont là pour le révéler.
F.P. : Pensez-vous que le théâtre puisse, en le révélant, améliorer le monde ?
A.M. : On nous dit souvent : vous n’avez rien empêché. Mais on n’en sait rien ! Là où les artistes ne peuvent pas parler, c’est mieux ? En Arabie Saoudite, c’est mieux ? À Cuba, c’est mieux ? Au Pakistan, c’est mieux ? En Chine, c’est mieux ? Au Viêtnam, c’est mieux ? En Birmanie, c’est mieux ? Ne rabattons rien de nos ambitions.

Ariane Mnouchkine lors d'une répétition de L'histoire terrible... ⓒ Martine Franck, 1985.
Ariane Mnouchkine lors d’une répétition de L’histoire terrible… ⓒ Martine Franck, 1985.

F.P. : Vous faites un théâtre politique ?
A.M. : Quand un spectacle parle vraiment du monde, si ceux qui y assistent se parlent à eux-mêmes et s’interrogent, alors, oui, c’est du théâtre politique.

F.P. : Un peu à la manière de Shakespeare ?
A. M. : Quand on prétend, comme nous, qu’il n’est de grand théâtre qu’historique, mieux vaut retourner souvent à l’école de Shakespeare! Prendre leçon. Comment il ose, tout droit, tout le temps. Comment il invoque depuis le for intérieur ses personnages, sans se laisser jamais limiter par aucun a priori.  Comment chacun de ses personnages est une personne entière, une âme complexe, complète.

… /…

F.P. : Et après la “médiation” shakespearienne, de 1981 à 1984, après le triomphe public et critique de Richard II, La Nuit des rois, Henry IV – des spectacles d’une beauté visuelle, aussi, à couper le souffle-, vous choisissez de vous intéresser au Cambodge via L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk. Un virage radical ?
A.M. : Non. Un entêtement. En 1979, j’avais déjà voulu aborder l’histoire du Cambodge. Lors de mon grand voyage, en 1963-1964, rien ne laissait pressentir ce qui eut lieu dix ans plus tard : le génocide de près de trois millions de Cambodgiens par les Khmers rouges. J’ai voulu comprendre. Comprendre et faire comprendre l’imbécilité meurtrière des États-Unis, la responsabilité d’une bonne partie de la presse française, la complicité idéologique d’une bonne partie des intellectuels d’extrême gauche, la lâcheté de nos gouvernements, la monstruosité des idéologues Khmers rouges. Je voulais raconter cette tragédie de notre temps au théâtre. Ne pas abandonner l’histoire vivante au seul cinéma ou à la télévision. Mais à cette époque je n’avais pas su écrire de pièce, créer de personnages. D’ où le retour à Shakespeare.
Plus tard, une fois la série shakespearienne interrompue par le départ de certains comédiens – et puis je n’avais plus envie de monter Henry V qui ne me paraissait plus faire partie du même cycle formel -, j’ai voulu revenir à notre drame d’aujourd’hui. Le Cambodge. Mais cette fois avec un véritable auteur, Hélène Cixous.

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ⓒ Martine Franck, 1985.
ⓒ Martine Franck, 1985.

F.P. : Comment s’est déroulée votre première collaboration, L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk ?
A.M. : Vous vous souvenez des événements historiques ? En 1963, Pol Pot, Kieu Samphan, Ieng Sary, les futurs chefs khmers rouges prenaient le maquis. À partir de 1969, petit à petit, les forces vietnamiennes pénètrent plus avant dans le Cambodge pour fuir les bombardements américains, se cacher et repartir à l’attaque. Les Américains décident de les poursuivre et, violant ses frontières, de bombarder le Cambodge, de plus en plus profondément et secrètement. Alors tout bascule. Formés au maoïsme en France, à la Sorbonne, à la guérilla révolutionnaire par les Vietnamiens, les Khmers rouges profitent de chaque bombe américaine.
Le spectacle raconte comment le prince puis roi du Cambodge, Norodom Sihanouk, est renversé en 1970 par un coup d’État de militaires pourris. En exil à Pékin, il commet la pire erreur : à contrecœur, mais quand même, il fait alliance avec ses ennemis d’hier, les Khmers rouges. Il rentre à Phnom Penh après leur victoire en 1975. Dès le lendemain de leur arrivée, les Khmers rouges vident Phnom Penh en trois jours. Le génocide a commencé. Et Sihanouk, bientôt enfermé dans une aile de son palais, voit cinq de ses enfants et quatorze de ses petits-enfants assassinés. En 1979, les Vietnamiens envahissent à leur tour le pays et tentent de capturer Sihanouk pour le mettre, à leur compte, à la tête du Cambodge. Mais les Chinois obtiennent des Khmers rouges que le prince puisse rejoindre Pékin.
F.P. : Une personnalité politique ambiguë ?
A.M. : Oui et non. Mais il est le Cambodge. Il n’a jamais été pris au sérieux par la France qui n’a rien compris, ou, pire, n’a pas voulu faire l’effort de comprendre. Une petite vengeance postcoloniale ? On a n’a pas voulu voir combien il était attaché à l’indépendance de son pays. Nous aurions dû l’aider, l’avertir du coup d’État. Mais la France de Pompidou n’a pas levé le petit doigt.

En 1984, peu de temps après les événements, nous sommes allées toutes les deux, Hélène et moi, dans les camps de réfugiés cambodgiens à la frontière thaïlandaise. Nous y avons recueilli les récits terribles qui ont nourri le travail d’écriture d’Hélène et notre travail d’acteurs et de metteur en scène. Hélène a énormément écrit. Il en est resté à peine le quart, dans le spectacle, mais nous avons tout répété. Tout ce qui n’a pas été retenu dans le spectacle a cependant été nourrissant pour les acteurs et pour moi.

F.P. : Et l’auteur Hélène Cixous n’est pas déçue que vous gardiez parfois si peu de son travail d’écriture ?
A.M. : Non. Elle écrit ce qui lui vient, après c’est le concret du théâtre qui décide. Elle sait ce que c’est, elle coupe, elle jette. Sans amertume.

Georges Bigot ⓒ Martine Franck, 1985.
Georges Bigot ⓒ Martine Franck, 1985.

F.P. : Et quel fut l’avis du prince Sihanouk sur le spectacle ?
A.M. : Il était très inquiet, il a envoyé émissaire sur émissaire. L’un des premiers fut son plus jeune fils, le prince Sihamoni,* qui nous dit : “Je vais faire venir mon père. Il y a juste un détail : le coup de pied du ministre Penn Nouth au fauteuil de Monseigneur… Le soir où il viendra, s’il vous plaît, il faut l’atténuer!…” On attend, on attend… Sihanouk ne vient pas. Il envoie deux autres émissaires, deux dames, plus dures à cuire. Avant même d’avoir rien vu, elles nous annoncent des ennuis et des avocats ! Et elles sortent du spectacle en larmes : “Monseigneur doit voir ça !” Et, un jour, Monseigneur arrive. Clandestinement. On ne doit pas le voir. On le fait passer en catimini par la cuisine. Il monte par l’arrière, au dernier rang de nos gradins, et là, comme mue par un sixième sens, toute la salle se retourne, et voit que le personnage principal est dans la salle. Avec sa femme. Même Shakespeare n’a pas joué devant Henry IV ou Henry V. Nous oui !
Nous étions morts de peur. Il y avait une scène qu’il avait “suggéré” de supprimer avant les représentations, une scène où il ordonnait une violente répression à Battambang. J’avais refusé. Son fils l’avait convaincu d’accepter : “Mais c’est arrivé ! Et n’est-ce pas vous qui avez donné l’ordre ? ” Je me souviendrai toujours de sa rencontre à la fin du spectacle, avec Georges Bigot encore maquillé et en costume ! Un jeu de miroir ! Une créature à deux corps ! Les deux rois avaient l’air soulagé.
Il faut dire que Georges avait fait un tel travail d’invocation, d’incarnation, qu’il s’était emparé du corps, puis de la musique si particulière du roi du Cambodge, puis de son âme. Il était magnifique. Maurice Durozier aussi dans son conseiller et ministre Penn Nouth. Andrès Pérez aussi qui jouait, entre autres, Chou En lai.
Sihanouk est revenu au pouvoir au Cambodge quelques années après. Ce qu’annonçait “prophétiquement” le spectacle. C’est d’ailleurs pour cela que nous l’avions appelé L’Histoire terrible mais inachevée.

* L’actuel roi du Cambodge.


Ariane Mnouchkine :
“Le théâtre est toujours historique.”

Retour sur l’expérience de Sihanouk avec de jeunes lycéens.

Lundi 18 novembre 2013, Catherine Ailloud-Nicolas clôt la rencontre publique Grand témoin avec Ariane Mnouchkine à la Comédie de Valence. Cet entretien réalisé avec de jeunes lycéens est consultable en ligne :
Journal de la Comédie de Valence numéro 1, mai 2014.

Notes de mise en scène : Georges Bigot

ⓒ Michèle Laurent, 2013.
ⓒ Michèle Laurent, 2013.

J’ai eu l’immense honneur, en 1985, d’interpréter au Théâtre du Soleil le rôle de Sa Majesté Norodom Sihanouk, roi du Cambodge dans la pièce L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge d’Hélène Cixous, mise en scène par Ariane Mnouchkine.
La puissance métaphorique et poétique de l’oeuvre d’Hélène Cixous et le génie visionnaire d’Ariane Mnouchkine avaient insufflé, aux jeunes acteurs que nous étions, la force et l’humilité respectueuse d’incarner cette période de l’histoire cambodgienne. Dans la continuité de la notion d’un théâtre de service public, qui leur est si chère et que nous partagions fermement avec elles, nous étions devenus ce Cambodge de théâtre, éclairant un public qui souvent prenait conscience des tragédies qui ont dévasté ce pays.
En ce temps-là, nous étions nombreux à partager avec Ariane et Hélène le désir de jouer cette pièce au Cambodge. L’histoire ne l’a pas permis de cette manière-là. J’ai toujours eu la conviction, au plus profond de moi même, qu’un jour ce rêve se réaliserait, quoi qu’il arrive. J’étais lié pour toujours à cette histoire, grâce à ce fil si ténu, celui du coeur et de l’art, si fort et si fragile…
Le désir d’aller au Cambodge, d’y rencontrer son peuple ne me quittait pas. Il y eût quelques
opportunités, mais le grand respect que j’éprouve pour ce pays, que l’imaginaire et la force du théâtre m’avaient fait côtoyer si intimement pendant quelques années, me rendait insupportable l’idée d’y aller en vacances ou en touriste. Je ne concevais ma venue que dans la continuité de la rencontre, de l’action, bref, dans la vérité de l’échange. Patiemment, j’attendais qu’une occasion réelle se présente.
Cette occasion s’est présentée en décembre 2007, quand Ariane m’a proposé de rejoindre le projet de la réalisation de la pièce au Cambodge avec des artistes cambodgiens. Le « destin » frappait à ma porte !
J’ai tout de suite répondu présent à cet appel et nous avons poursuivi le travail.
Depuis, le projet a connu de nombreuses étapes sous forme d’ateliers de formation, jusqu’en automne 2009 où Ariane a officiellement confié la mission de mettre en scène la pièce à Delphine Cottu et à moi-même, avec les jeunes artistes de l’École des Arts Phare Ponleu Selpak.
Les véritables répétitions ont commencé en juillet et août 2010 à Battambang. Il y eût de nouveaux cycles de répétitions en février et juin 2011. Le hasard a fait que le 25 juin 2011, veille de l’ouverture des procès des Khmers rouges à Phnom Penh, la troupe a présenté, à Battambang, la première époque de L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge d’Hélène Cixous.

ⓒ Michèle Laurent, 2013.
ⓒ Michèle Laurent, 2013.

Un nouveau « roi Sihanouk de théâtre » est né au Cambodge. Quelle émotion pour Delphine et moi de voir une partie de cette pièce, créée en France en 1985, se jouer au Cambodge par des Cambodgiens!
Quel honneur et quelle joie j’ai ressenti, d’avoir transmis le flambeau du « rôle » à Marady ! C’est une jeune actrice, qui a grandi comme tous les autres membres de notre troupe cambodgienne, dans une banlieue pauvre de la ville de Battambang. Ces acteurs sont tous issus de milieux très défavorisés.
Quelle émotion nous pouvions lire dans leurs yeux à la fin de cette présentation quand ils entonnèrent avec ferveur l’hymne national du Cambodge, devant ce public d’amis, de familles et de villageois des alentours, qui se tenait respectueusement debout pour recevoir leur désir de communion. La reconnaissance de ce public, étonné par la grande qualité artistique de leur jeu et l’engagement collectif qu’ils ont démontré au service de cette pièce, leur a donné, pour la première fois, une confiance en eux-mêmes et en leur avenir, en tant que femmes et hommes de théâtre au Cambodge.
Quand nous évoquons, avec Delphine, les dix futures représentations au Théâtre du Soleil, secrètement nous sourions, d’une joie espiègle, tels des enfants. Nous les imaginons sur ce fabuleux plateau qui a donné naissance à cette oeuvre il y a vingt-six ans et partageons ce bonheur, semblable à celui de « sages femmes ». Nous savourons ensemble l’humanité qu’ils nous offrent, ce « Phare » qui nous a guidés tout au long de cette mission jusqu’au coeur de l’humain. Plus que jamais cette lumière nous a réunis dans notre conviction qu’elle est l’essence de la pratique du théâtre.
Comme fruit de l’amitié et de la reconnaissance mutuelle de nos deux grandes cultures et des liens véritables qui unissent nos deux nations, ce projet correspondra peut-être au désir, si souvent rencontré, du peuple cambodgien d’approcher au mieux des tenants de son histoire contemporaine, je le souhaite sincèrement.
« Par l’Art, pour l’Humanité », cette aventure artistique et humaine plutôt rare, est ainsi une preuve de persévérance et de résistance au service de l’Histoire et de l’Art du théâtre dans le monde, mais aussi,un acte pour la reconstruction du pays, dans l’espoir que le Cambodge retrouve son fabuleux sourire ancestral.

Georges Bigot, 2011

Entretien avec Delphine Cottu et Georges Bigot.

Entretien réalisé par Eve Beauvallet en 2013 pour le Festival d’Automne à Paris.

Depuis 2007, vous êtes investis dans une aventure théâtrale tout à fait inédite: la recréation, en langue khmère, avec des comédiens cambodgiens, de L’histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, une pièce écrite par Hélène Cixous, mise en scène par Ariane Mnouchkine en 1985. Comment est né ce projet de recréation?

Delphine Cottu: Le projet est à l’initiative d’Ashley Thompson, une chercheuse américaine aujourd’hui éminente khmérologue. En 1985 à l’époque de la création de la pièce, Ashley, étudiante dans le séminaire d’Hélène Cixous, assiste aux représentations de la pièce, c’est pour elle une révélation. Depuis, ce pays ne la quitte plus, elle s’y installe quelque temps, et poursuit d’année en année le rêve un peu fou de voir un jour la pièce d’Hélène Cixous traduite, éditée et pourquoi pas jouée au Cambodge. En 2005-2006, lorsque les « Ateliers de la mémoire » se mettent en place au Cambodge, elle entrevoit la possibilité de réaliser ce projet. Elle contacte alors Ariane et Hélène qui lui apportent tout de suite leur soutien actif. Elle a par la suite recherché des équipes pour réaliser ce projet, comme celle de l’École des Arts de Phare Ponleu Selpak, située à Battambang, avec qui nous travaillons désormais.

Georges Bigot, Maurice Durozier et Ariane Mnouchkine lors d'une répétition en 1985. ⓒ Michèle Laurent.
Georges Bigot, Maurice Durozier et Ariane Mnouchkine lors d’une répétition en 1985. ⓒ Michèle Laurent.

Y a-t-il une raison particulière pour qu’Ariane Mnouchkine vous confie ce projet à tous les deux?

Delphine Cottu: Georges est l’acteur qui avait incarné le roi Norodom Sihanouk, en 1985, il y a 28 ans. C’est un acteur « phare » du Théâtre du Soleil qui a profondément marqué l’histoire de ce lieu. Depuis, parallèlement à son chemin d’acteur, il est aussi devenu metteur en scène. Sa place était incontournable dans un tel projet. Quant à moi, j’ai joué dans cinq créations avec Ariane, avec qui j’ai toujours eu une relation limpide et fertile dans le travail. Je pense qu’elle m’a choisie car elle me faisait confiance. La mise en scène m’attirait, elle le savait. Georges et moi représentons deux générations de l’histoire du Théâtre du Soleil, deux époques distinctes de créations, Ariane a souhaité nous réunir aussi pour cette complémentarité.

Delphine Cottu et Georges Bigot lors d'une séance de travail au Cambodge ⓒ Arno Lafontaine, 2013.
Delphine Cottu et Georges Bigot lors d’une séance de travail au Cambodge ⓒ Arno Lafontaine, 2013.

Vous avez déjà présenté la « Première Époque » de cette pièce en 2011, notamment au Théâtre des Célestins à Lyon et au Théâtre du Soleil à Paris. Vous présentez actuellement la « Deuxième Époque », après un cycle de répétition mené cet été au Cambodge. Pouvez-vous revenir sur la période historique couverte par la pièce? 

Delphine Cottu: C’est une période très dense et très complexe. En résumé, la « Première Époque » débute en 1955 au moment de l’indépendance du Cambodge et s’achève en 1970 par le coup d’État du général Lon Nol, la destitution du roi Sihanouk et son exil à Pékin.
La « Deuxième Époque » quant à elle couvre la période de 1970 à 1979, débute par l’alliance de Sihanouk avec les communistes, traite de la dictature de Lon Nol puis de la victoire des Khmers rouges en 75 et s’achève par l’entrée des Vietnamiens pour libérer puis occuper le Cambodge

Georges Bigot: La pièce raconte l’histoire moderne du Cambodge, dans le contexte géopolitique du monde de cette époque. Elle suit des faits historiques très précis qui permettent de comprendre les mécanismes politiques qui l’ont plongé dans l’histoire tragique que nous connaissons. On y découvre ainsi le rôle qu’ont pu jouer dans ces événements les grandes puissances comme les États-Unis, l’Union soviétique, la Chine, le Vietnam ou bien la France. Cependant la pièce n’adopte pas une forme pamphlétaire, c’est une forme épique. Je dirais qu’Hélène a inventé une sorte de théâtre épique contemporain avec pour originalité, le fait que la plupart des protagonistes représentés dans la pièce étaient encore vivants au moment de son écriture. Hélène Cixous s’est inspirée de leurs choix politiques, de leurs différentes visions du monde pour écrire cette « tragédie historique ».

Norng Chantha et Sim Sophal, Battambang ⓒ Arno Lafontaine, 2013.
Norng Chantha et Sim Sophal, Battambang ⓒ Arno Lafontaine, 2013.

La pièce prend comme figure centrale le roi Norodom Sihanouk. Pourquoi s’être focalisé sur lui?

Georges Bigot: Ariane Mnouchkine a choisi de raconter l’histoire tragique qu’a subit le Cambodge comme une métaphore de l’histoire du monde dans lequel nous vivions à l’époque. Elle était révoltée par l’enfer que le régime Pol Pot avait fait subir à ce pays qu’elle avait rencontré dans sa jeunesse et dont elle avait tant aimé le sourire. Quand elle a proposé à Hélène Cixous d’écrire la pièce, leur est apparue immédiatement la difficulté de porter au théâtre presque 30 ans d’histoire. Elles ont très vite compris que le prince Sihanouk en était le centre, il n’y avait plus qu’à tirer le fil. Le roi Norodom Sihanouk avait obtenu l’indépendance de son pays, et malgré des erreurs, il se battait sincèrement pour une vision du Cambodge comme État indépendant, neutre et démocratique de l’Asie du Sud-Est. En suivant son cheminement, on pouvait comprendre toutes les étapes qui ont mené à son alliance avec les Khmers rouges.

Delphine Cottu: Sihanouk était un acteur né. C’était un homme qui avait un grand sens du théâtre et de l’improvisation dans ses discours ou dans ses interventions publiques. Il savait très bien se mettre en scène, ce qui le rendait à la fois attachant et insupportable. Marady, la comédienne qui joue le rôle de Sihanouk, a rapidement compris cette dimension avec ce que Georges lui a transmis. Sihanouk c’est « tout l’un » et « tout l’autre » et si Hélène et Ariane l’ont placé au centre de la pièce, ce n’est pas par hasard. C’est une figure théâtrale complexe comme l’ont été ses choix politiques.

Georges Bigot: Le placer au centre de la pièce, c’était aussi retrouver un canevas shakespearien. En 1984, nous avions clos le cycle des « Shakespeare » qui avait été pour nous une sorte d’ « École » en vue du futur projet de raconter le monde moderne au théâtre, de façon épique. En 1985 nous avons abordé la pièce d’Hélène Cixous riches de cette expérience shakespearienne, à la différence que cette fois-ci, nous jouions des personnages vivants. D’ailleurs, le prince Norodom Sihanouk a assisté aux représentations de la pièce en 1985. Tout comme son fils, l’actuel roi du Cambodge, Norodom Sihamoni qui m’a invité aux funérailles du roi Norodom Sihanouk en février dernier. Au cours d’une audience qu’il m’a accordée, il m’a raconté que sous le régime khmer rouge, alors qu’il était enfermé en résidence surveillée, avec son père, sa mère et quelques proches de la famille royale encore vivants, il avait demandé l’autorisation de cultiver des légumes pour nourrir sa famille. L’autorisation lui fut accordée et en retournant la terre, il trouve un livre, certainement tombé des camions des autodafés des Khmers rouges, ce livre était une traduction en français de Richard II de Shakespeare. La pièce devient son viatique pendant trois ans. Quelques années plus tard, libéré des Khmers rouges, il se rend en France, se rend au Théâtre du Soleil, et là, c’est précisément Richard II que nous sommes en train de jouer…

photo de la troupe, Battambang ⓒ Rotha Moeng, 2013.
photo de la troupe, Battambang ⓒ Rotha Moeng, 2013.

Qui sont ces comédiens avec lesquels vous avez recréé la pièce au Cambodge et quel a pu être la réalité de votre travail là-bas?

Delphine Cottu:

L’équipe se compose d’une trentaine d’acteurs et musiciens d’une moyenne d’âge de 25 ans, tous issus de l’École des Arts de Phare Ponleu Selpak à Battambang. La période de l’histoire relatée dans la pièce concerne la génération de leurs parents et de leurs grands parents. Après le génocide des Khmers rouges, l’histoire enseignée à l’école a été modifiée. La plupart d’entre eux viennent de milieux très modestes et peu éduqués et avaient une connaissance très approximative et fragmentée de cette période. Grâce à la pièce d’Hélène et par le travail sur le plateau nous avons pu reconstruire le puzzle.

Georges Bigot: La première étape de travail fut de leur redonner confiance en eux- même. Nous nous sommes positionnés face à eux non pas comme des « maîtres », mais comme des artistes étrangers qui proposent d’échanger avec eux un point de vue sur leur histoire, à eux d’apporter leur propre vision, leur regard. Nous avons travaillé sur une forme de jeu non naturaliste, non psychologique, comme l’impose l’écriture de la pièce. Tous les faits historiques relatés par Hélène Cixous sont exacts, mais la dramaturgie adopte l’écriture d’une auteure, ses visions propres, son art, un peu comme un peintre.

Delphine Cottu: Oui, on devait avoir l’humilité d’être un relais et entamer un gros travail de transmission.

Georges Bigot: Il fallait qu’ils comprennent tous les sujets abordés dans la pièce, qu’ils en connaissent les moindres détails. Nous ne devions faire l’impasse sur rien. Qui était Shakespeare ? Mozart ? Kossyguine ? Kissinger ? Qu’appelle-t-on la démocratie ? Expliquer d’où venait la « Guerre froide », ce qu’elle était ainsi que la guerre du Vietnam etc… Lors des ateliers de formation, c’est en découvrant l’engagement de certaines actrices que nous avons réalisé que la recréation était réellement envisageable. Très exactement, c’est en voyant une des actrices, Ravy, la comédienne qui joue entre autre Pol Pot, que j’ai compris qu’un tel projet était possible. Je lui avais demandé de me raconter avec ses mots un monologue de Pol Pot dans une forme de récit plus ou moins dansé. Et quelque chose s’est passé. Tout à coup, c’est devenu du théâtre. On a continué en suivant cette veine en se rapprochant de plus en plus du texte d’Hélène. Puis quand nous avons compris qu’une distribution des personnages était possible alors s’est dessinée pour nous la possibilité de monter la pièce dans son entièreté et dans sa forme. Ce projet est aussi lié à l’avenir de ces jeunes artistes. On leur transmet des outils théâtraux pour qu’ils puissent inventer leur théâtre de demain, chez eux, au Cambodge, parce tout est à réinventer là-bas.

Quelle culture du jeu théâtral avez-vous découvert en arrivant au Cambodge?

Delphine Cottu: Le théâtre, la danse et la musique sont partout en Asie, inséparables dans les formes théâtrales traditionnelles. Au Cambodge ces formes traditionnelles avaient disparu sous les Khmers rouges, elles sont en train de renaître.
Nous avons eu peu de temps malheureusement pour assister au travail de ces troupes, car nous étions très concentrés sur nos propres répétitions, le temps nous étant compté. Je garde pour ma part un très fort souvenir d’une troupe de théâtre d’ombre
cambodgienne que j’ai vu à Phnom Penh.
En ce qui concerne les artistes avec lesquels nous travaillons, ils pratiquent surtout un
théâtre social de prévention. Notre projet leur a permis de renouer avec une forme épique inhérente à leur culture et de rencontrer aussi l’écriture d’un auteur.

Pin Sreybo et Georges Bigot lors d'un atelier à Battambang, 2010.
Pin Sreybo et Georges Bigot lors d’un atelier à Battambang, 2010.

Qu’est-ce qu’a pu représenter, pour ces jeunes artistes, ce voyage en France pour jouer la pièce?

Delphine Cottu: Certains comme les circassiens du groupe avaient déjà voyagé en dehors du Cambodge pour présenter leur spectacle, d’autres n’en étaient jamais sortis.
Mais l’arrivée de cette nouvelle troupe cambodgienne, si jeune, venant présenter, en khmer, une partie de l’histoire de son pays à un public français, était totalement inédite.
Il y eut beaucoup d’émotion lors de ces représentations à Paris, à Lyon et dans les autres villes quand les acteurs ont pris la mesure de ce qui se passait.
Grâce à eux, grâce au théâtre, le public pouvait comprendre leur histoire de l’intérieur et devenir lui aussi, à son tour, pour un moment, cambodgien.

Georges Bigot, vous qui interprétiez il y a 28 ans le rôle de Sa Majesté Norodom Sihanouk. Quel désir aviez-vous de recréer cette pièce en langue khmère?

Georges Bigot: Á l’époque de la création en 1985, nous étions nombreux à partager avec Ariane et Hélène le désir de jouer là-bas, au Cambodge, mais il était « libéré-occupé » par le Vietnam, c’était impossible. Le désir d’aller au Cambodge, d’y rencontrer son peuple, ne m’a jamais quitté. J’attendais un signe, l’occasion d’une véritable rencontre. Quand Ariane m’a proposé l’aventure, j’ai tout de suite répondu présent. Aujourd’hui, recréer la pièce en langue khmère, c’est restituer aux artistes et au public cambodgien et plus généralement au Cambodge ce qui lui appartient : une partie de sa mémoire.

Et aujourd’hui, quelles sont les chances de voir cette pièce jouée un jour au Cambodge?

Georges Bigot: La pièce a failli se jouer à Phnom Penh en septembre 2011 juste avant la venue de la troupe en France. Cela aurait été idéal, les artistes auraient créé la pièce chez eux, puis ils seraient partis en tournée à l’étranger, comme nous le faisons nous artistes français, mais le projet a été annulé. Il faut savoir qu’au Cambodge, la constitution interdit que l’on incarne le roi Sihanouk. Ce dernier nous avait pourtant donné sa « bénédiction », tout comme son fils, l’actuel roi Norodom Sihamoni qui était très touché par ce projet de création au Cambodge, mais il nous fallait aussi l’accord du gouvernement. Au dernier moment, le ministère a rendu un avis défavorable.

Comment avez-vous réagi à ce qui ressemble à un acte de censure?

Georges Bigot: Ce n’est pas à proprement dit un acte de censure. Il faut être extrêmement prudent, à mon sens, avec cette question. Même si nous brûlons tous d’envie et surtout les comédiens que la pièce se joue un jour au Cambodge, je pense qu’il est plus prudent d’attendre encore. Ce n’est pas rien, ce qui se passe actuellement avec les nouvelles élections et les procès des cadres khmers rouges. Aujourd’hui, certains personnages de la pièce sont encore vivants, d’autres sont en procès. En amorçant ce projet, nous n’étions pas sûr du contexte politique. Y avait-il un danger à présenter cette pièce là-bas? Comment le savoir? Comment savoir si la protection des jeunes comédiens cambodgiens serait réellement assurée? Si un problème survient, nous rentrons en France, pas eux. Évidemment, selon notre logique de respect de la liberté d’expression, cette décision peut sembler inacceptable. Il nous faut faire avec le contexte exact de la vie actuelle au Cambodge. Dès que le pouvoir actuel comprendra que notre projet ne vise qu’à participer à la construction de l’avenir, nous pourrons jouer là-bas, j’en suis sûr. Il faudra encore du temps pour persuadé tout le monde sur le bien fondé de notre aventure.

Qu’est-ce que ce projet a pu transformer ou conforter dans votre appréhension du théâtre?

Delphine Cottu: Pour moi, ce projet est un miracle. La première fois qu’on y est allé, on ne pensait pas qu’on en arriverait là, réellement. C’est aussi comme ça que de grandes choses peuvent advenir: accepter de rester dans une forme de fragilité et d’incertitude. Ça ramène au sens profond du théâtre. En l’occurrence, ce projet est presque une mise en abîme de ce qu’est le théâtre: qu’est-ce que la mémoire? Que signifie de venir sur scène pour être entendu? Parce que la parole, dans ce projet, a presque une dimension vitale, pour eux. Par le théâtre, on peut continuer à faire entendre l’Histoire. C’est comme une réparation. Rendre à quelqu’un sa mémoire, c’est l’aider à se reconstruire.

Quel rapport à la mémoire avez-vous pu évaluer dans le pays?

Georges Bigot: Je me pose tout le temps cette question: est-ce que les Khmers ont envie, aujourd’hui, de raconter leur histoire ? Dans quelle mesure les familles qui ont survécu au coup d’État et à la république de Lon Nol, aux Khmers rouges, à la « libération » vietnamienne, ont-elles envie d’aller fouiller dans leur passé? Nous tentons d’avancer le plus délicatement possible. Nous menons cette aventure humaine et artistique comme un travail de mémoire, nécessaire à la construction de l’avenir de ce pays, en espérant qu’un jour la pièce soit jouée au Cambodge, par des artistes khmers, en langue khmère, devant un public khmer.

Mme Lamné (Pin Sreybo) ⓒ Michèle Laurent, 2013.
Mme Lamné (Pin Sreybo) ⓒ Michèle Laurent, 2013.

Entretiens avec G. Bigot et D. Cottu

réalisés par Sarah Bornstein pour Agôn, la revue des arts de la scène, Dossiers, N°6 : La Reprise, Pratiques de la reprise, mars 2014.

L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, de la Cartoucherie au pays des Khmers.

Notes de mise en scène : Delphine Cottu

Delphine Cottu ⓒ Arno Lafontaine.
Delphine Cottu ⓒ Arno Lafontaine.

En janvier 2008, revenant d’une tournée à Taïwan où, avec le Théâtre du Soleil, nous avions joué Les Éphémères, je me suis rendue pour la première fois au Cambodge pour accompagner Ariane Mnouchkine qui dirigeait à Battambang un atelier avec les jeunes élèves majoritairement circassiens de l’École des Arts Phare Ponleu Selpak et les acteurs de la troupe Kok Thlok. Il s’agissait de remonter la pièce d’Hélène Cixous, L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, créée par le Théâtre du Soleil en 1985.
Du Cambodge, à cette époque, je ne savais que peu de choses, si ce n’est bien évidemment son « histoire terrible ». Le projet m’attire car, je le sens, il est travail sur la mémoire, source d’enseignement et promesse de découverte.
Lors de ces deux semaines d’atelier, en présence de cinq autres de mes compagnons du Théâtre du Soleil (dont Maurice Durozier qui avait joué Pen Nouth à l’époque), et sous l’oeil de la caméra de Catherine Vilpoux, une forte émotion s’empare de moi lorsqu’Ariane remet en scène l’entrée de Sihanouk avec les acteurs cambodgiens. En quelques minutes, dans la belle salle de l’École des Arts, se réaniment devant mes yeux les protagonistes devenus légendaires de cette épopée, et j’entrevois, par l’imagination, le visage des acteurs qui les avaient incarnés vingt-trois ans plus tôt sur le plateau du Théâtre du Soleil.
Ma relation avec le Cambodge fut dès lors instinctive, j’avais envie et besoin d’y retourner. Une correspondance secrète s’était établie entre les questions qui m’habitaient dans mon propre travail de comédienne durant Les Éphémères et ce projet qui cherchait, humblement, par la métaphore du théâtre et la force de l’écriture d’Hélène Cixous, à rendre au peuple cambodgien, au moins à une partie représentative, la mémoire de son histoire, de ses richesses, de sa culture, de son identité.
En juin 2009 Ariane me demande de retourner à Battambang pour poursuivre ces ateliers de
recherches avec Georges Bigot. Je découvre alors la générosité, l’exigence et le magnifique engagement de l’acteur qui avait incarné Sihanouk en 1985. Notre rencontre est forte et j’ignore à ce moment-là qu’elle sera le début d’une longue et belle collaboration. En octobre, Ariane décide de nous missionner tous les deux pour mener à bien cette aventure.
Je pars alors sur les traces de cette histoire avec le Cambodge qui avait commencé pour le Théâtre du Soleil il y a 26 ans et qui croisait aujourd’hui mon profond désir de mise en scène. Dans les salles de lecture de la BnF, je découvre des cartons entiers de notes de répétitions, de photos du spectacle, soigneusement collées sur de petites plaques en bois et enveloppées dans du papier de soie. Je lis et relis la pièce d’Hélène Cixous, et découvre les ouvrages de William Shawcross, de François Bizot, d’André Malraux, de Dane Cuypers, les films de Rithy Pahn et de Roland Joffé. Je me compose une mémoire du Cambodge, et tisse les liens affectifs et poétiques qui m’unissent désormais au royaume khmer.

Georges Bigot et Delphine Cottu ⓒ Arno Lafontaine
Georges Bigot et Delphine Cottu ⓒ Arno Lafontaine

La réalité du terrain viendra par la suite tout ébranler, quand, me retrouvant face au temps redoutable de la répétition, aucune certitude n’avait plus lieu d’exister, aucune attente plus lieu d’être satisfaite.
Avec un tel projet, et dans un contexte politique toujours aussi tendu, le présent fait loi, et c’est sur une route fertile mais inexplorée, qu’aux côtés de Georges, mon précieux aîné, et de ces jeunes artistes si souvent enseignants, je me trouve aujourd’hui engagée.

Delphine Cottu, 2011