Entretiens et notes de mise en scène
Ariane Mnouchkine : Écrire l’histoire.
Extrait de “L’art du présent”, livre d’entretiens d’Ariane Mnouchkine avec Fabienne Pascaud, Plon, 2005.
Ariane Mnouchkine : Souvent je me demande comment on peut créer dans une atmosphère désenchantée, cynique, ricanante.
Fabienne Pascaud : C’est pourtant le monde d’aujourd’hui !
A.M. : Oui, mais on n’est pas censés entériner le monde. Moi, je n’entérine pas le monde. Mes amis et moi, avec nos modestes moyens, nous essayons de combattre. Chacun a ses affinités, chacun a ses causes pour lesquelles il est prêt à passer plus d’heures, ou à dépenser plus de forces. Les artistes, en particulier, ne sont pas là pour entériner le monde ! Ils sont là pour le révéler.
F.P. : Pensez-vous que le théâtre puisse, en le révélant, améliorer le monde ?
A.M. : On nous dit souvent : vous n’avez rien empêché. Mais on n’en sait rien ! Là où les artistes ne peuvent pas parler, c’est mieux ? En Arabie Saoudite, c’est mieux ? À Cuba, c’est mieux ? Au Pakistan, c’est mieux ? En Chine, c’est mieux ? Au Viêtnam, c’est mieux ? En Birmanie, c’est mieux ? Ne rabattons rien de nos ambitions.
F.P. : Vous faites un théâtre politique ?
A.M. : Quand un spectacle parle vraiment du monde, si ceux qui y assistent se parlent à eux-mêmes et s’interrogent, alors, oui, c’est du théâtre politique.
F.P. : Un peu à la manière de Shakespeare ?
A. M. : Quand on prétend, comme nous, qu’il n’est de grand théâtre qu’historique, mieux vaut retourner souvent à l’école de Shakespeare! Prendre leçon. Comment il ose, tout droit, tout le temps. Comment il invoque depuis le for intérieur ses personnages, sans se laisser jamais limiter par aucun a priori. Comment chacun de ses personnages est une personne entière, une âme complexe, complète.
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F.P. : Et après la « médiation » shakespearienne, de 1981 à 1984, après le triomphe public et critique de Richard II, La Nuit des rois, Henry IV – des spectacles d’une beauté visuelle, aussi, à couper le souffle-, vous choisissez de vous intéresser au Cambodge via L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk. Un virage radical ?
A.M. : Non. Un entêtement. En 1979, j’avais déjà voulu aborder l’histoire du Cambodge. Lors de mon grand voyage, en 1963-1964, rien ne laissait pressentir ce qui eut lieu dix ans plus tard : le génocide de près de trois millions de Cambodgiens par les Khmers rouges. J’ai voulu comprendre. Comprendre et faire comprendre l’imbécilité meurtrière des États-Unis, la responsabilité d’une bonne partie de la presse française, la complicité idéologique d’une bonne partie des intellectuels d’extrême gauche, la lâcheté de nos gouvernements, la monstruosité des idéologues Khmers rouges. Je voulais raconter cette tragédie de notre temps au théâtre. Ne pas abandonner l’histoire vivante au seul cinéma ou à la télévision. Mais à cette époque je n’avais pas su écrire de pièce, créer de personnages. D’ où le retour à Shakespeare.
Plus tard, une fois la série shakespearienne interrompue par le départ de certains comédiens – et puis je n’avais plus envie de monter Henry V qui ne me paraissait plus faire partie du même cycle formel -, j’ai voulu revenir à notre drame d’aujourd’hui. Le Cambodge. Mais cette fois avec un véritable auteur, Hélène Cixous.
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F.P. : Comment s’est déroulée votre première collaboration, L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk ?
A.M. : Vous vous souvenez des événements historiques ? En 1963, Pol Pot, Kieu Samphan, Ieng Sary, les futurs chefs khmers rouges prenaient le maquis. À partir de 1969, petit à petit, les forces vietnamiennes pénètrent plus avant dans le Cambodge pour fuir les bombardements américains, se cacher et repartir à l’attaque. Les Américains décident de les poursuivre et, violant ses frontières, de bombarder le Cambodge, de plus en plus profondément et secrètement. Alors tout bascule. Formés au maoïsme en France, à la Sorbonne, à la guérilla révolutionnaire par les Vietnamiens, les Khmers rouges profitent de chaque bombe américaine.
Le spectacle raconte comment le prince puis roi du Cambodge, Norodom Sihanouk, est renversé en 1970 par un coup d’État de militaires pourris. En exil à Pékin, il commet la pire erreur : à contrecœur, mais quand même, il fait alliance avec ses ennemis d’hier, les Khmers rouges. Il rentre à Phnom Penh après leur victoire en 1975. Dès le lendemain de leur arrivée, les Khmers rouges vident Phnom Penh en trois jours. Le génocide a commencé. Et Sihanouk, bientôt enfermé dans une aile de son palais, voit cinq de ses enfants et quatorze de ses petits-enfants assassinés. En 1979, les Vietnamiens envahissent à leur tour le pays et tentent de capturer Sihanouk pour le mettre, à leur compte, à la tête du Cambodge. Mais les Chinois obtiennent des Khmers rouges que le prince puisse rejoindre Pékin.
F.P. : Une personnalité politique ambiguë ?
A.M. : Oui et non. Mais il est le Cambodge. Il n’a jamais été pris au sérieux par la France qui n’a rien compris, ou, pire, n’a pas voulu faire l’effort de comprendre. Une petite vengeance postcoloniale ? On a n’a pas voulu voir combien il était attaché à l’indépendance de son pays. Nous aurions dû l’aider, l’avertir du coup d’État. Mais la France de Pompidou n’a pas levé le petit doigt.
En 1984, peu de temps après les événements, nous sommes allées toutes les deux, Hélène et moi, dans les camps de réfugiés cambodgiens à la frontière thaïlandaise. Nous y avons recueilli les récits terribles qui ont nourri le travail d’écriture d’Hélène et notre travail d’acteurs et de metteur en scène. Hélène a énormément écrit. Il en est resté à peine le quart, dans le spectacle, mais nous avons tout répété. Tout ce qui n’a pas été retenu dans le spectacle a cependant été nourrissant pour les acteurs et pour moi.
F.P. : Et l’auteur Hélène Cixous n’est pas déçue que vous gardiez parfois si peu de son travail d’écriture ?
A.M. : Non. Elle écrit ce qui lui vient, après c’est le concret du théâtre qui décide. Elle sait ce que c’est, elle coupe, elle jette. Sans amertume.
F.P. : Et quel fut l’avis du prince Sihanouk sur le spectacle ?
A.M. : Il était très inquiet, il a envoyé émissaire sur émissaire. L’un des premiers fut son plus jeune fils, le prince Sihamoni,* qui nous dit : « Je vais faire venir mon père. Il y a juste un détail : le coup de pied du ministre Penn Nouth au fauteuil de Monseigneur… Le soir où il viendra, s’il vous plaît, il faut l’atténuer!… » On attend, on attend… Sihanouk ne vient pas. Il envoie deux autres émissaires, deux dames, plus dures à cuire. Avant même d’avoir rien vu, elles nous annoncent des ennuis et des avocats ! Et elles sortent du spectacle en larmes : « Monseigneur doit voir ça ! » Et, un jour, Monseigneur arrive. Clandestinement. On ne doit pas le voir. On le fait passer en catimini par la cuisine. Il monte par l’arrière, au dernier rang de nos gradins, et là, comme mue par un sixième sens, toute la salle se retourne, et voit que le personnage principal est dans la salle. Avec sa femme. Même Shakespeare n’a pas joué devant Henry IV ou Henry V. Nous oui !
Nous étions morts de peur. Il y avait une scène qu’il avait « suggéré » de supprimer avant les représentations, une scène où il ordonnait une violente répression à Battambang. J’avais refusé. Son fils l’avait convaincu d’accepter : « Mais c’est arrivé ! Et n’est-ce pas vous qui avez donné l’ordre ? » Je me souviendrai toujours de sa rencontre à la fin du spectacle, avec Georges Bigot encore maquillé et en costume ! Un jeu de miroir ! Une créature à deux corps ! Les deux rois avaient l’air soulagé.
Il faut dire que Georges avait fait un tel travail d’invocation, d’incarnation, qu’il s’était emparé du corps, puis de la musique si particulière du roi du Cambodge, puis de son âme. Il était magnifique. Maurice Durozier aussi dans son conseiller et ministre Penn Nouth. Andrès Pérez aussi qui jouait, entre autres, Chou En lai.
Sihanouk est revenu au pouvoir au Cambodge quelques années après. Ce qu’annonçait « prophétiquement » le spectacle. C’est d’ailleurs pour cela que nous l’avions appelé L’Histoire terrible mais inachevée.
* L’actuel roi du Cambodge.
Ariane Mnouchkine :
« Le théâtre est toujours historique. »
Retour sur l’expérience de Sihanouk avec de jeunes lycéens.
Lundi 18 novembre 2013, Catherine Ailloud-Nicolas clôt la rencontre publique Grand témoin avec Ariane Mnouchkine à la Comédie de Valence. Cet entretien réalisé avec de jeunes lycéens est consultable en ligne:
Journal de la Comédie de Valence numéro 1, mai 2014.