La genèse
En 1984, au retour d’un séjour qu’elles effectuent dans un camp de réfugiés cambodgiens à la frontière thaïlandaise, Ariane Mnouchkine et Hélène Cixous décident de mettre en scène un des drames les plus effroyables de l’histoire contemporaine. Une épopée de près de 8 heures, écrite par Hélène Cixous, L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, est créé en 1985 à la Cartoucherie dans une mise en scène d’Ariane Mnouchkine.
Depuis janvier 2007, à l’initiative d’Ashley Thompson, le Théâtre du Soleil travaille à la recréation en khmer de cette pièce avec les apprentis comédiens du Phare Ponleu Selpak de Battambang.
La création de L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge en langue khmère, au Cambodge, était un rêve peut-être déjà secrètement formulé par Ariane Mnouchkine en 1985, lorsqu’elle créait le spectacle en français à Paris. Sous l’impulsion d’Ashley Thompson (professeur associé à la School of Fine Art, History of Art and Cultural Studies de l’Université de Leeds, spécialiste de l’histoire culturelle khmère), Ariane Mnouchkine est retournée au Cambodge en 2008 et y a rencontré de jeunes artistes, rendus extrêmement prometteurs par un cadre pédagogique d’exception: les élèves circassiens de l’École des Arts Phare Ponleu Selpak à Battambang.
Le Théâtre du Soleil est d’abord intervenu à l’École Phare dans le cadre d’ateliers de théâtre, à partir de décembre 2007, date à laquelle Maurice Durozier et Georges Bigot, qui interprétait le roi Sihanouk dans la mise en scène d’origine, sont arrivés à Battambang en premiers éclaireurs. Puis Ariane Mnouchkine dirigea un atelier en janvier 2008, et fut relayée ensuite par d’autres comédiens de la troupe, comme Hélène Cinque et Delphine Cottu, comédiennes au Théâtre du Soleil depuis 1997.
Ces premières interventions ont fait naître la volonté de construire avec ces jeunes apprentis comédiens khmers un projet artistique exigeant, impliquant un développement collectif, sur le long terme et plusieurs rendez-vous successifs avec les membres du Théâtre du Soleil, autour de la seule pièce du répertoire contemporain mondial sur l’histoire récente du Cambodge.
Dans cette perspective, le projet est plus particulièrement confié, au sein du Théâtre du Soleil, à Georges Bigot et à Delphine Cottu, qui travaillent dès lors à une adaptation de la pièce mûrie au cours des sessions d’ateliers, en lien étroit avec Hélène Cixous, l’auteur de la pièce originale en français et Ang Chouléan, traducteur cambodgien. S’inspirant de leurs expériences respectives, Georges Bigot et Delphine Cottu proposent à la jeune troupe débutante un travail artistique fondé sur une recherche collective, à partir d’improvisations. Une vision démocratique et originaire du travail théâtral, où l’acteur est créateur. Essayant eux-mêmes tous les personnages, ils sont allés au plus proche de ce qu’auront à traverser les comédiens, afin de mieux pouvoir leur indiquer le chemin à suivre. Ils ont cherché à leur apprendre, avec les modestes moyens du théâtre alors à leur disposition, à donner, à voir et recevoir, à mettre leur force d’imagination au service de « visions » qui trouvent diversement leur origine dans l’enfance, les traditions rituelles ou artistiques, ou encore les souvenirs vécus ou relatés de la guerre et de la terreur. Un travail de réminiscence car l’enjeu est de faire (re)découvrir au public l’histoire terrible mais inachevée du Cambodge et du peuple khmer, dont les tragédies actuelles placent ce pays en tête des pays prioritaires pour l’aide au développement.
« La création de la pièce au Cambodge aujourd’hui, avec de jeunes artistes khmers, participe aux enjeux liés à la mémoire des évènements historiques que la pièce relate. C’est pour des raisons politiques que le tribunal des crimes khmers rouges, instauré en 2006, se limite à juger une poignée de dirigeants khmers rouges agissant dans une période restreinte, de 1975 à 1979. Répondant à d’autres exigences d’ordre politique, certes, mais transcendant celles structurant la « justice » internationale, la pièce couvre une période historique plus large (1950-1980), mettant ainsi en scène et en question un éventail de personnages bien plus grand, allant des acteurs khmers à ceux des grandes puissances.La mise en scène délocalisée du « Sihanouk »… est au centre d’une nouvelle approche du débat traitant les spécificités d’un contexte culturel où se déploient des conceptions globalisées de la mémoire publique ou civique, du mémorial, et du procès de l’Histoire – Plus jamais ça. Est-ce qu’une certaine mémoire (et laquelle ?) peut prévenir la répétition, à l’avenir, du passé ? Ce projet implique la traduction, dans l’idiome linguistique, culturel, politique d’une post-colonie, d’une pièce historique moderne traitant d’un héritage colonial, écrite pour un public occidental. »
Ashley Thompson