Entretien avec Delphine Cottu et Georges Bigot.

Entretien réalisé par Eve Beauvallet en 2013 pour le Festival d’Automne à Paris.

Depuis 2007, vous êtes investis dans une aventure théâtrale tout à fait inédite: la recréation, en langue khmère, avec des comédiens cambodgiens, de L’histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, une pièce écrite par Hélène Cixous, mise en scène par Ariane Mnouchkine en 1985. Comment est né ce projet de recréation?

Delphine Cottu: Le projet est à l’initiative d’Ashley Thompson, une chercheuse américaine aujourd’hui éminente khmérologue. En 1985 à l’époque de la création de la pièce, Ashley, étudiante dans le séminaire d’Hélène Cixous, assiste aux représentations de la pièce, c’est pour elle une révélation. Depuis, ce pays ne la quitte plus, elle s’y installe quelque temps, et poursuit d’année en année le rêve un peu fou de voir un jour la pièce d’Hélène Cixous traduite, éditée et pourquoi pas jouée au Cambodge. En 2005-2006, lorsque les « Ateliers de la mémoire » se mettent en place au Cambodge, elle entrevoit la possibilité de réaliser ce projet. Elle contacte alors Ariane et Hélène qui lui apportent tout de suite leur soutien actif. Elle a par la suite recherché des équipes pour réaliser ce projet, comme celle de l’École des Arts de Phare Ponleu Selpak, située à Battambang, avec qui nous travaillons désormais.

Georges Bigot, Maurice Durozier et Ariane Mnouchkine lors d'une répétition en 1985. ⓒ Michèle Laurent.
Georges Bigot, Maurice Durozier et Ariane Mnouchkine lors d’une répétition en 1985. ⓒ Michèle Laurent.

Y a-t-il une raison particulière pour qu’Ariane Mnouchkine vous confie ce projet à tous les deux?

Delphine Cottu: Georges est l’acteur qui avait incarné le roi Norodom Sihanouk, en 1985, il y a 28 ans. C’est un acteur « phare » du Théâtre du Soleil qui a profondément marqué l’histoire de ce lieu. Depuis, parallèlement à son chemin d’acteur, il est aussi devenu metteur en scène. Sa place était incontournable dans un tel projet. Quant à moi, j’ai joué dans cinq créations avec Ariane, avec qui j’ai toujours eu une relation limpide et fertile dans le travail. Je pense qu’elle m’a choisie car elle me faisait confiance. La mise en scène m’attirait, elle le savait. Georges et moi représentons deux générations de l’histoire du Théâtre du Soleil, deux époques distinctes de créations, Ariane a souhaité nous réunir aussi pour cette complémentarité.

Delphine Cottu et Georges Bigot lors d'une séance de travail au Cambodge ⓒ Arno Lafontaine, 2013.
Delphine Cottu et Georges Bigot lors d’une séance de travail au Cambodge ⓒ Arno Lafontaine, 2013.

Vous avez déjà présenté la « Première Époque » de cette pièce en 2011, notamment au Théâtre des Célestins à Lyon et au Théâtre du Soleil à Paris. Vous présentez actuellement la « Deuxième Époque », après un cycle de répétition mené cet été au Cambodge. Pouvez-vous revenir sur la période historique couverte par la pièce? 

Delphine Cottu: C’est une période très dense et très complexe. En résumé, la « Première Époque » débute en 1955 au moment de l’indépendance du Cambodge et s’achève en 1970 par le coup d’État du général Lon Nol, la destitution du roi Sihanouk et son exil à Pékin.
La « Deuxième Époque » quant à elle couvre la période de 1970 à 1979, débute par l’alliance de Sihanouk avec les communistes, traite de la dictature de Lon Nol puis de la victoire des Khmers rouges en 75 et s’achève par l’entrée des Vietnamiens pour libérer puis occuper le Cambodge

Georges Bigot: La pièce raconte l’histoire moderne du Cambodge, dans le contexte géopolitique du monde de cette époque. Elle suit des faits historiques très précis qui permettent de comprendre les mécanismes politiques qui l’ont plongé dans l’histoire tragique que nous connaissons. On y découvre ainsi le rôle qu’ont pu jouer dans ces événements les grandes puissances comme les États-Unis, l’Union soviétique, la Chine, le Vietnam ou bien la France. Cependant la pièce n’adopte pas une forme pamphlétaire, c’est une forme épique. Je dirais qu’Hélène a inventé une sorte de théâtre épique contemporain avec pour originalité, le fait que la plupart des protagonistes représentés dans la pièce étaient encore vivants au moment de son écriture. Hélène Cixous s’est inspirée de leurs choix politiques, de leurs différentes visions du monde pour écrire cette « tragédie historique ».

Norng Chantha et Sim Sophal, Battambang ⓒ Arno Lafontaine, 2013.
Norng Chantha et Sim Sophal, Battambang ⓒ Arno Lafontaine, 2013.

La pièce prend comme figure centrale le roi Norodom Sihanouk. Pourquoi s’être focalisé sur lui?

Georges Bigot: Ariane Mnouchkine a choisi de raconter l’histoire tragique qu’a subit le Cambodge comme une métaphore de l’histoire du monde dans lequel nous vivions à l’époque. Elle était révoltée par l’enfer que le régime Pol Pot avait fait subir à ce pays qu’elle avait rencontré dans sa jeunesse et dont elle avait tant aimé le sourire. Quand elle a proposé à Hélène Cixous d’écrire la pièce, leur est apparue immédiatement la difficulté de porter au théâtre presque 30 ans d’histoire. Elles ont très vite compris que le prince Sihanouk en était le centre, il n’y avait plus qu’à tirer le fil. Le roi Norodom Sihanouk avait obtenu l’indépendance de son pays, et malgré des erreurs, il se battait sincèrement pour une vision du Cambodge comme État indépendant, neutre et démocratique de l’Asie du Sud-Est. En suivant son cheminement, on pouvait comprendre toutes les étapes qui ont mené à son alliance avec les Khmers rouges.

Delphine Cottu: Sihanouk était un acteur né. C’était un homme qui avait un grand sens du théâtre et de l’improvisation dans ses discours ou dans ses interventions publiques. Il savait très bien se mettre en scène, ce qui le rendait à la fois attachant et insupportable. Marady, la comédienne qui joue le rôle de Sihanouk, a rapidement compris cette dimension avec ce que Georges lui a transmis. Sihanouk c’est « tout l’un » et « tout l’autre » et si Hélène et Ariane l’ont placé au centre de la pièce, ce n’est pas par hasard. C’est une figure théâtrale complexe comme l’ont été ses choix politiques.

Georges Bigot: Le placer au centre de la pièce, c’était aussi retrouver un canevas shakespearien. En 1984, nous avions clos le cycle des « Shakespeare » qui avait été pour nous une sorte d’ « École » en vue du futur projet de raconter le monde moderne au théâtre, de façon épique. En 1985 nous avons abordé la pièce d’Hélène Cixous riches de cette expérience shakespearienne, à la différence que cette fois-ci, nous jouions des personnages vivants. D’ailleurs, le prince Norodom Sihanouk a assisté aux représentations de la pièce en 1985. Tout comme son fils, l’actuel roi du Cambodge, Norodom Sihamoni qui m’a invité aux funérailles du roi Norodom Sihanouk en février dernier. Au cours d’une audience qu’il m’a accordée, il m’a raconté que sous le régime khmer rouge, alors qu’il était enfermé en résidence surveillée, avec son père, sa mère et quelques proches de la famille royale encore vivants, il avait demandé l’autorisation de cultiver des légumes pour nourrir sa famille. L’autorisation lui fut accordée et en retournant la terre, il trouve un livre, certainement tombé des camions des autodafés des Khmers rouges, ce livre était une traduction en français de Richard II de Shakespeare. La pièce devient son viatique pendant trois ans. Quelques années plus tard, libéré des Khmers rouges, il se rend en France, se rend au Théâtre du Soleil, et là, c’est précisément Richard II que nous sommes en train de jouer…

photo de la troupe, Battambang ⓒ Rotha Moeng, 2013.
photo de la troupe, Battambang ⓒ Rotha Moeng, 2013.

Qui sont ces comédiens avec lesquels vous avez recréé la pièce au Cambodge et quel a pu être la réalité de votre travail là-bas?

Delphine Cottu:

L’équipe se compose d’une trentaine d’acteurs et musiciens d’une moyenne d’âge de 25 ans, tous issus de l’École des Arts de Phare Ponleu Selpak à Battambang. La période de l’histoire relatée dans la pièce concerne la génération de leurs parents et de leurs grands parents. Après le génocide des Khmers rouges, l’histoire enseignée à l’école a été modifiée. La plupart d’entre eux viennent de milieux très modestes et peu éduqués et avaient une connaissance très approximative et fragmentée de cette période. Grâce à la pièce d’Hélène et par le travail sur le plateau nous avons pu reconstruire le puzzle.

Georges Bigot: La première étape de travail fut de leur redonner confiance en eux- même. Nous nous sommes positionnés face à eux non pas comme des « maîtres », mais comme des artistes étrangers qui proposent d’échanger avec eux un point de vue sur leur histoire, à eux d’apporter leur propre vision, leur regard. Nous avons travaillé sur une forme de jeu non naturaliste, non psychologique, comme l’impose l’écriture de la pièce. Tous les faits historiques relatés par Hélène Cixous sont exacts, mais la dramaturgie adopte l’écriture d’une auteure, ses visions propres, son art, un peu comme un peintre.

Delphine Cottu: Oui, on devait avoir l’humilité d’être un relais et entamer un gros travail de transmission.

Georges Bigot: Il fallait qu’ils comprennent tous les sujets abordés dans la pièce, qu’ils en connaissent les moindres détails. Nous ne devions faire l’impasse sur rien. Qui était Shakespeare ? Mozart ? Kossyguine ? Kissinger ? Qu’appelle-t-on la démocratie ? Expliquer d’où venait la « Guerre froide », ce qu’elle était ainsi que la guerre du Vietnam etc… Lors des ateliers de formation, c’est en découvrant l’engagement de certaines actrices que nous avons réalisé que la recréation était réellement envisageable. Très exactement, c’est en voyant une des actrices, Ravy, la comédienne qui joue entre autre Pol Pot, que j’ai compris qu’un tel projet était possible. Je lui avais demandé de me raconter avec ses mots un monologue de Pol Pot dans une forme de récit plus ou moins dansé. Et quelque chose s’est passé. Tout à coup, c’est devenu du théâtre. On a continué en suivant cette veine en se rapprochant de plus en plus du texte d’Hélène. Puis quand nous avons compris qu’une distribution des personnages était possible alors s’est dessinée pour nous la possibilité de monter la pièce dans son entièreté et dans sa forme. Ce projet est aussi lié à l’avenir de ces jeunes artistes. On leur transmet des outils théâtraux pour qu’ils puissent inventer leur théâtre de demain, chez eux, au Cambodge, parce tout est à réinventer là-bas.

Quelle culture du jeu théâtral avez-vous découvert en arrivant au Cambodge?

Delphine Cottu: Le théâtre, la danse et la musique sont partout en Asie, inséparables dans les formes théâtrales traditionnelles. Au Cambodge ces formes traditionnelles avaient disparu sous les Khmers rouges, elles sont en train de renaître.
Nous avons eu peu de temps malheureusement pour assister au travail de ces troupes, car nous étions très concentrés sur nos propres répétitions, le temps nous étant compté. Je garde pour ma part un très fort souvenir d’une troupe de théâtre d’ombre
cambodgienne que j’ai vu à Phnom Penh.
En ce qui concerne les artistes avec lesquels nous travaillons, ils pratiquent surtout un
théâtre social de prévention. Notre projet leur a permis de renouer avec une forme épique inhérente à leur culture et de rencontrer aussi l’écriture d’un auteur.

Pin Sreybo et Georges Bigot lors d'un atelier à Battambang, 2010.
Pin Sreybo et Georges Bigot lors d’un atelier à Battambang, 2010.

Qu’est-ce qu’a pu représenter, pour ces jeunes artistes, ce voyage en France pour jouer la pièce?

Delphine Cottu: Certains comme les circassiens du groupe avaient déjà voyagé en dehors du Cambodge pour présenter leur spectacle, d’autres n’en étaient jamais sortis.
Mais l’arrivée de cette nouvelle troupe cambodgienne, si jeune, venant présenter, en khmer, une partie de l’histoire de son pays à un public français, était totalement inédite.
Il y eut beaucoup d’émotion lors de ces représentations à Paris, à Lyon et dans les autres villes quand les acteurs ont pris la mesure de ce qui se passait.
Grâce à eux, grâce au théâtre, le public pouvait comprendre leur histoire de l’intérieur et devenir lui aussi, à son tour, pour un moment, cambodgien.

Georges Bigot, vous qui interprétiez il y a 28 ans le rôle de Sa Majesté Norodom Sihanouk. Quel désir aviez-vous de recréer cette pièce en langue khmère?

Georges Bigot: Á l’époque de la création en 1985, nous étions nombreux à partager avec Ariane et Hélène le désir de jouer là-bas, au Cambodge, mais il était « libéré-occupé » par le Vietnam, c’était impossible. Le désir d’aller au Cambodge, d’y rencontrer son peuple, ne m’a jamais quitté. J’attendais un signe, l’occasion d’une véritable rencontre. Quand Ariane m’a proposé l’aventure, j’ai tout de suite répondu présent. Aujourd’hui, recréer la pièce en langue khmère, c’est restituer aux artistes et au public cambodgien et plus généralement au Cambodge ce qui lui appartient : une partie de sa mémoire.

Et aujourd’hui, quelles sont les chances de voir cette pièce jouée un jour au Cambodge?

Georges Bigot: La pièce a failli se jouer à Phnom Penh en septembre 2011 juste avant la venue de la troupe en France. Cela aurait été idéal, les artistes auraient créé la pièce chez eux, puis ils seraient partis en tournée à l’étranger, comme nous le faisons nous artistes français, mais le projet a été annulé. Il faut savoir qu’au Cambodge, la constitution interdit que l’on incarne le roi Sihanouk. Ce dernier nous avait pourtant donné sa « bénédiction », tout comme son fils, l’actuel roi Norodom Sihamoni qui était très touché par ce projet de création au Cambodge, mais il nous fallait aussi l’accord du gouvernement. Au dernier moment, le ministère a rendu un avis défavorable.

Comment avez-vous réagi à ce qui ressemble à un acte de censure?

Georges Bigot: Ce n’est pas à proprement dit un acte de censure. Il faut être extrêmement prudent, à mon sens, avec cette question. Même si nous brûlons tous d’envie et surtout les comédiens que la pièce se joue un jour au Cambodge, je pense qu’il est plus prudent d’attendre encore. Ce n’est pas rien, ce qui se passe actuellement avec les nouvelles élections et les procès des cadres khmers rouges. Aujourd’hui, certains personnages de la pièce sont encore vivants, d’autres sont en procès. En amorçant ce projet, nous n’étions pas sûr du contexte politique. Y avait-il un danger à présenter cette pièce là-bas? Comment le savoir? Comment savoir si la protection des jeunes comédiens cambodgiens serait réellement assurée? Si un problème survient, nous rentrons en France, pas eux. Évidemment, selon notre logique de respect de la liberté d’expression, cette décision peut sembler inacceptable. Il nous faut faire avec le contexte exact de la vie actuelle au Cambodge. Dès que le pouvoir actuel comprendra que notre projet ne vise qu’à participer à la construction de l’avenir, nous pourrons jouer là-bas, j’en suis sûr. Il faudra encore du temps pour persuadé tout le monde sur le bien fondé de notre aventure.

Qu’est-ce que ce projet a pu transformer ou conforter dans votre appréhension du théâtre?

Delphine Cottu: Pour moi, ce projet est un miracle. La première fois qu’on y est allé, on ne pensait pas qu’on en arriverait là, réellement. C’est aussi comme ça que de grandes choses peuvent advenir: accepter de rester dans une forme de fragilité et d’incertitude. Ça ramène au sens profond du théâtre. En l’occurrence, ce projet est presque une mise en abîme de ce qu’est le théâtre: qu’est-ce que la mémoire? Que signifie de venir sur scène pour être entendu? Parce que la parole, dans ce projet, a presque une dimension vitale, pour eux. Par le théâtre, on peut continuer à faire entendre l’Histoire. C’est comme une réparation. Rendre à quelqu’un sa mémoire, c’est l’aider à se reconstruire.

Quel rapport à la mémoire avez-vous pu évaluer dans le pays?

Georges Bigot: Je me pose tout le temps cette question: est-ce que les Khmers ont envie, aujourd’hui, de raconter leur histoire ? Dans quelle mesure les familles qui ont survécu au coup d’État et à la république de Lon Nol, aux Khmers rouges, à la « libération » vietnamienne, ont-elles envie d’aller fouiller dans leur passé? Nous tentons d’avancer le plus délicatement possible. Nous menons cette aventure humaine et artistique comme un travail de mémoire, nécessaire à la construction de l’avenir de ce pays, en espérant qu’un jour la pièce soit jouée au Cambodge, par des artistes khmers, en langue khmère, devant un public khmer.

Mme Lamné (Pin Sreybo) ⓒ Michèle Laurent, 2013.
Mme Lamné (Pin Sreybo) ⓒ Michèle Laurent, 2013.

Entretiens avec G. Bigot et D. Cottu

réalisés par Sarah Bornstein pour Agôn, la revue des arts de la scène, Dossiers, N°6 : La Reprise, Pratiques de la reprise, mars 2014.

L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, de la Cartoucherie au pays des Khmers.